Christopher Dembik, stratégiste chez Pictet : « Privilégiez les actions européennes et les secteurs défensifs en 2024 »
Le début d’année est toujours propice à établir des scénarios et des projections pour le nouveau millésime. Christopher Dembik, stratégiste chez Pictet s’est livré à l’exercice. Il recommande les actions européennes et les secteurs défensifs du luxe, de la consommation, de la santé sans oublier les valeurs technologiques.
Quelles sont les leçons à retenir de cette année 2023 sur un plan de la macro-économie ?
Christopher Dembik : L’économie est plus résiliente qu’il n’y paraît. La récession américaine attendue depuis deux ans par certains analystes n’a toujours pas eu lieu. Et c’est peu probable qu’elle survienne en 2024. Nous pensons que l’économie américaine va ralentir avec une croissance du PIB de 0,9% contre 2,4% en 2023, selon nos prévisions. C’est un ralentissement marqué, qui reflète surtout l’impact du durcissement de la politique monétaire. Mais ce n’est pas une récession. On retiendra aussi que les anticipations des marchés financiers concernant la politique monétaire sont souvent erronées. En 2023, le différentiel entre les hausses de taux attendues et celles réalisées par la BCE est de 100 points de base. C’est significatif. Enfin, l’année 2023 est aussi celle du retour d’un risque géopolitique local (Israël/Hamas, Chine/Philippines sur des questions de souveraineté en mer de Chine méridionale, Venezuela/Guyana etc.). Cela peut entraîner des regains soudains de volatilité. Mais cela n’a pas de conséquences systémiques.
Quel bilan boursier faites-vous ?
C. D : Le consensus se trompe souvent. En début d’année 2023, les analystes étaient dans leur majorité pessimistes. Finalement, le CAC 40 a affiché une progression de près de 18%. Ils pensaient également que seules les grandes valeurs technologiques américaines allaient attirer les investisseurs. Ce ne fut pas le cas. Plus de 120 entreprises du S&P 500 ont enregistré une hausse du cours de leur action supérieure à 20% en 2023. C’est énorme. En revanche, le désamour pour les small caps se confirme. C’est lié en partie au fait que les flux de capitaux vont essentiellement vers les grandes capitalisations, du fait d’une régulation contraignante et des difficultés de refinancement sur ce segment de marché. Les investisseurs sont prudents, à juste titre. Nous doutons que l’année 2024 soit celle du retour des small caps.
Le combat contre l’inflation est-il d’ores et déjà gagné ?
C. D : L’inflation a reflué rapidement. Pour la France, l’inflation devrait être confirmée à 5,6% en 2023. Nous estimons qu’elle sera à 2,6% en 2024. En décembre 2022, elle était supérieure à 7%. C’est spectaculaire. Nous anticipons que l’inflation va se stabiliser dans les années à venir entre 2 et 3% – donc à des niveaux supérieurs à l’avant-Covid. La BCE craint des pressions inflationnistes liées à la croissance des salaires en 2024. Ce n’est pas notre scénario. Nous estimons que les entreprises vont revoir à la baisse les hausses de salaires envisagées en raison de la baisse de la demande, qui va peser sur les marges, et de la chute de l’inflation, qui incite à être moins généreux lors des négociations salariales. Le pire en termes d’inflation est sans conteste derrière nous.
A quel horizon les banques centrales vont-elles assouplir leur politique monétaire ?
C. D : Le cycle d’assouplissement devrait débuter au printemps 2024. La logique voudrait que ce soit la BCE qui l’enclenche en raison d’une dégradation économique plus prononcée qu’aux États-Unis. Mais ce n’est en rien certain. On sait que la BCE craint une boucle prix-salaire, ce qui pourrait l’inciter à faire excès de prudence. Ce qui nous inquiète plus, c’est que le marché pense qu’on va assister à des baisses de taux agressives – un peu comme ce fut le cas lors des autres cycles d’assouplissement. Ce n’est pas notre avis. En raison de l’absence de récession et d’une inflation plus élevée qu’avant la Covid, les banques centrales ont tout intérêt à agir avec prudence, avec potentiellement deux à trois baisses de taux de 25 points de base chacune en 2024.
Les élections présidentielles aux Etats-Unis peuvent-elles avoir une incidence sur les marchés financiers ?
C. D : On exagère souvent l’impact de l’élection présidentielle américaine sur les marchés financiers. Peu importe qui sera à la Maison Blanche fin janvier 2025, il est évident que l’administration américaine continuera d’adopter une approche dure à l’égard de la Chine. La forme peut changer, notamment si Donald Trump est réélu. Ce sera plus virulent. Mais sur le fond, Biden et Trump sont plutôt alignés sur ce sujet. Le prochain président américain continuera aussi la politique d’investissement et de relocalisation des activités économiques sur le territoire des États-Unis, à coup de subventions publiques. On a tort de considérer qu’il y aura une rupture importante si Trump revient au pouvoir.
Croyez-vous à un rebond de la croissance en Chine ?
C. D : Oui, mais ce sera plus lent que prévu par le consensus. Début décembre, la Central Economic Work Conference s’est tenue à Pékin. C’est une conférence stratégique majeure qui permet de définir les priorités économiques du gouvernement chinois. Elle a abouti à plusieurs décisions clés : 1) le gouvernement souhaite engager une vaste réforme fiscale mais il a conscience que cela va prendre beaucoup de temps ; 2) à court terme, il souhaite mettre en œuvre en 2024 une baisse de la fiscalité ciblée qui va surtout concerner les secteurs des hautes technologies et de l’industrie manufacturière. Autrement dit, ce sont les deux segments que Pékin souhaite soutenir au maximum ; et 3) aucune hausse des dépenses n’est prévue. Le gouvernement central, les provinces, le parti et les agences gouvernementales vont devoir se serrer la ceinture dans un contexte où le niveau de dette reste une source majeure de préoccupation. La reprise sera donc certainement poussive.
Comment appréhender le risque géopolitique ?
C. D : Nous pensons que l’année 2024 sera celle du risque géopolitique localisée. Finalement, l’année 2024 a commencé le 7 octobre 2023 avec les attaques terroristes du Hamas contre des civils israéliens. Il y a des points de tension un peu partout : les Houthis, qui sont liés à l’Iran, mettent en danger le commerce international en mer rouge ; les Philippines et la Chine sont en conflit concernant un atoll stratégique en mer de Chine méridionale ; le Venezuela menace d’envahir son voisin le Guyana pour avoir accès à ses réserves de pétrole de haute qualité. En outre, nous allons assister à une vague d’élections sans précédent pour un vaste groupe de pays représentant 40% du PIB mondial et la moitié de la population mondiale. A l’évidence, on ne peut pas faire l’impasse sur le risque géopolitique en 2024.
Ou faut-il placer son argent cette année ?
C. D : Être à l’écart du marché des actions est souvent un mauvais choix. Ceux qui ont principalement privilégié les obligations en début d’année 2023 au détriment des actions s’en mordent encore les doigts. Ils ont raté le rallye de début d’année liée à la sortie de la Chine de la politique zéro Covid. Un rallye (de fin d’année) peut en cacher un autre (de début d’année) ! Il nous paraît donc évident de détenir des actions en portefeuille. Les obligations sont incontournables également. Le contexte économique qui se dessine pour 2024 de faible croissance et d’inflation supérieure à la période d’avant-Covid est plutôt favorable aux obligations à court terme (un à trois ans) émises par des États ou des entreprises qui sont bien notées. Le ratio risque/rendement est attractif. Selon nous, il est encore trop tôt pour revenir sur les obligations à maturité plus longues qui ont l’inconvénient d’être plus volatiles en période de ralentissement économique.
Quels sont les secteurs ou les profils de valeurs (croissance ou cycliques) à jouer sur les actions ?
C. D : Nous estimons que l’année 2024 devrait favoriser les actions européennes, qui sont un peu en retard par rapport aux actions américaines, et également les secteurs défensifs qui sont d’habitude plus résilients en période de croissance faible. Cela inclut traditionnellement les secteurs du luxe, de la consommation et de la santé. On peut considérer que les valeurs technologiques et le digital, qui ont une capacité impressionnante à résister aux vents contraires, en font partie également.